CHAPITRE VI

Chroniques mytanes (extraits).

« Analyse sociale », de Leucid Ar-Mid.

 

 

L'ambition warshe se résume à deux comportements : remplir son Tableau de Chasse et gravir les Couleurs. Le Tableau de Chasse a une fonction uniquement honorifique qui constitue plus un « classement » de type sportif qu'une hiérarchie sociale. Il se subdivise en deux catégories : la Chasse proprement dite et le Duel. L'une et l'autre se passent de commentaires. Pourtant, ils sont régis selon des crédos et une nomenclature extrêmement précis et complexes par le Conseil de Chasse.

La hiérarchie des Couleurs, à l'inverse, est aussi dénuée de subtilité que celle des grades dans toutes les armées de l'histoire humaine. Entre quinze et vingt ans, le jeune warsh fait ses classes au service d'un sy adulte, sur une période de une à cinq années, puis l'aîné lui offre une tunique Rouge et il devient sy. Sauf décès prématuré, ce qui est fréquent, les Rouges deviennent tous Orange un jour ou l'autre, l'Orange correspondant au grade de caporal, auquel ils peuvent stagner jusqu'à la fin de leur courte vie. Quelques-uns cependant atteignent les fonctions de sous-officier, d'abord Jaune, puis Vert, dont une partie sera promue Bleu (officier subalterne) et pour, l'immense majorité, le restera. L'Indigo, en revanche, le seul grade d'officier supérieur, est une transition qui conduit invariablement (encore faut-il survivre) au sommet de la hiérarchie sy : le Violet. Les Violets sont les généraux les plus jeunes et les plus incultes de l'univers, mais s'ils démontrent qu'ils peuvent développer de « bonnes » facultés intellectuelles, ils quitteront la nomenclature sy pour devenir sydo puis do.

Quelques accidents génétiques sont à l'origine de warshs trop intelligents pour être militairement honnêtes. À leur usage, les evres ont créé l'a-khanat, une institution de secours qu'ils se sont empressés de désigner comme une qualité de parias.

 

*

**

 

— Restez, Seddhi-sy, ordonna San Saïvi sans intonation de commandement. Et asseyez-vous.

Le fauteuil que désignait le mandataire de l'acen-ser était recouvert de velours, tellement profond et rembourré que Seddhi trouvait incongru de poser un warsh dessus. Il hésita, regarda San Saïvi avec des yeux d'enfant perdu et Kenon pour chercher un secours.

— Asseyez-vous, répéta Kenon-braine.

Seddhi s'exécuta, mais il était malheureux. Que San Saïvi le rappelât alors qu'après avoir relaté les événements et présenté la demande d'Audh-ille sous forme de rapport, il s'apprêtait à fuir cette pièce immense et outrancièrement luxueuse, ne le mettait pas particulièrement à l'aise (il se sentait ridicule et malade), mais qu'on le contraignît à partager ce faste comme un hôte de qualité le terrorisait complètement.

Pendant plusieurs minutes, il ne se passa rien et aucune parole ne fut prononcée. Kenon et San Saïvi étaient plongés dans des pensées que le sy imaginait labyrinthiques et incompréhensibles. Il percevait cette complexité géniale avec la même acuité qui lui faisait toucher sa médiocrité du bout de la langue sur son palais déshydraté et collant.

— Vous ne pouvez plus retourner à la mairie, lâcha tout à coup Kenon.

— Diter vous ferait assassiner, renchérit San Saïvi.

Si seulement ils arrêtaient de le vouvoyer ! Pourquoi cette déférence ? Pourquoi cette confiance ? Ils n'avaient encore rien manifesté de précis à son égard, mais il était certain qu'à l'instant où il avait prononcé le nom de l'ille, ils lui avaient donné leur confiance. S'il avait clairement perçu que cette femelle était extraordinaire, il n'en était pas moins effrayé de la dimension de cette singularité. Une ille ! Une petite a-mute qui lui ouvrait tout droit les arcanes de l'acen-ser.

— Toi ou moi ? demanda Kenon mystérieusement.

— Moi, répondit San Saïvi. Seddhi, accepteriez-vous de vous placer à mon service ?

Seddhi franchit un échelon supplémentaire vers la tétanie. Il était raide à ne plus pouvoir respirer.

— Pardon ? Je… Mais… (Au service de l'acen-ser ?) Je suis Jaune, c'est… Les Couleurs…

— Peccadille. Vous avez franchi deux couleurs en un an, les autres suivront en quelques mois. Do-Kesif nous arrangera ça. J'ai besoin d'un sydo, cela vous convient ?

Si cela lui convenait ? C'était inespéré… Do-Kesif, le Maître de Chasse em Saraz ! San Saïvi pouvait exiger une entorse au Code de celui qui le faisait respecter !

— Bien, n'en parlons plus, abrégea San Saïvi après son acquiescement muet. Que pensez-vous d'Audh Onido Dham ? Non, ne perdons pas notre temps avec ça. Vous l'admirez, cela se voit aussi sûrement que votre tendance à l'a-khanat.

C'était donc ça. Ils l'avaient percé, comme l'ille l'avait fait.

— Je vous demanderai peut-être de la tuer, je n'en sais encore rien. (Dans la bouche de San Saïvi, c'était une contrainte politique.) Nous verrons plus tard. Que pensez-vous de ce mouvement dans le favel ? (Il cherchait à atténuer la panique du sy, mais c'était encore trop tôt.) Kenon ?

— Les nones de Rib. (La voix de Kenon ressemblait à son physique, celui d'un myste, pas d'un braine. C'était incongru.) Ce n'est pas une surprise, n'est-ce pas ? Ils avaient besoin d'un détonateur, ils l'ont, ils bougent. Soit nous suivons Diter et nous écrasons le favel, soit nous les incluons dans notre Saraz.

— Jamais la Citadelle ne l'acceptera, nous en avons déjà parlé des milliers de fois : les nones sont une entrave à l'indépendance.

L'indépendance ? L'indépendance de leur Saraz ? Que se passait-il ici ? Seddhi regrettait déjà d'avoir accepté sa promotion.

— Pourtant, tu leur donnes le Haut Sa-Bann. (Kenon souriait d'un air entendu, ils avaient déjà dû s'écharper sur le même sujet à de nombreuses reprises.) San, ici ou là-bas, dans vingt ou trente ans, les nones nous rendront fous…

— Oui, mais ici et maintenant, ils m'empêchent de présenter une constitution provinciale aux evres. Chaque fois qu'ils se manifestent, on me charge de les écraser définitivement, pas de négocier le calme avec eux. Kenon, je pouvais les ignorer et prétendre qu'ils n'existaient pas tant qu'ils ne faisaient pas parler d'eux. Aujourd'hui, ils veulent contrer la mairie de Tann-Tori, s'allient avec des illes, dont l'ennemi public numéro un, et nous menacent d'une guérilla meurtrière comme s'ils étaient une force libre. J'appuie Diter ou je saute, le compromis n'existe pas.

Audh-ille, l'ennemi public numéro un ? Seddhi se doutait qu'elle était une épine pour toute administration, mais ce que disait San Saïvi était sans commune mesure avec cela. Le sy commençait à se décontracter, il lui semblait pouvoir faire usage d'une partie de son cerveau.

— Quand tu l'as contrainte à quitter Sal-la Danid…, commença Kenon.

— Je l'ai éloignée de Rib pour que Diter la suive et lâche le Haut Sa-Bann, acheva San Saïvi. À quoi nous servirait de recommencer l'opération ?

— À rien. Je voulais juste t'entendre dire que quand tu peux résoudre les problèmes à moindres frais, tu n'hésites pas. Il faut rencontrer Audh Onido Dham et les leaders nones avant que Diter ne réplique. Ils ont peut-être une solution à nous proposer.

Le moins que Seddhi pouvait voir était que Kenon mettait San Saïvi dans l'embarras.

— Je peux vous les amener discrètement, proposa-t-il. Elle me fera confiance. (Seddhi ne savait ni pourquoi il avait eu besoin d'ajouter cette précision, ni comment il était certain de la confiance d'Audh-ille.) Elle ne fera pas de problème, elle veut juste sauver le favel. (Brusquement, plusieurs idées s'imposèrent à son entendement. Il les énuméra.) Les Rouges avec moi n'ont pas vu de nones. Ils ont cru que la femelle l'était, mais ils se sont aperçus qu'elle était ille. Pour Diter-qwest, si rien d'autre ne se produit, deux illes se sont comportés comme des illes. Il faut accorder la survie du favel aux nones, ils retourneront au silence et la Citadelle ignorera qu'ils existent.

— Comment ? l'arrêta San Saïvi. Je ne peux tout de même pas prendre Diter en tête à tête et lui demander arbitrairement de revenir sur un décret municipal. Je ne peux pas non plus faire statuer l'acen-ser sur quelque chose qui n'est pas de son ressort. Comment amener Diter à lâcher son os sans éveiller les soupçons de personne ?

Seddhi se renferma dans son mutisme gêné. Il avait eu l'impudence de se croire, un court moment mais un moment de délire, l'égal d'un qwest et d'un myste, et la première question le ramenait au fin fond de sa stupidité.

— Tu poses les mauvaises questions, San, s'anima Kenon. Seddhi propose l'unique solution car, vois-tu, l'équation se résume ainsi : comment faire autrement ? Pour l'instant, et Seddhi l'a clairement exposé, il ne s'est rien produit qui puisse chagriner les evres, mais si nous n'intervenons pas et que Diter lâche ses chiens sur le favel, la résistance promise par Audh-ille mettra irrémédiablement Saraz au rencart.

— C'est un cercle vicieux, soupira San Saïvi. Dans les deux cas, nous y laisserons des plumes.

— Seddhi va nous amener les illes et les leaders nones cette nuit, San. Soit ils renoncent au favel, soit ils nous expliquent comment y faire renoncer Diter sans nuire à nos projets, soit la petite « incartade » de ce matin perd toutes ses têtes d'un coup et deux millions d'hiumes ne pourront plus être organisés en rébellion.

Le visage de San Saïvi s'assombrit. Ils avaient fait le tour pour revenir au point de départ.

— J'envoie chercher Haÿn, lâcha-t-il.

L'entretien était terminé.

« Haÿn a-khan ! évoqua Seddhi. Le maître-assassin de l'acen-ser. » Il eut un léger frisson, l'imputant d'abord à la crainte que le Tableau de Chasse d'Haÿn inspirait à tout sy, puis se reconnaissant le droit de regretter de n'avoir jamais l'occasion de mieux connaître Audh-ille.

En quittant le bureau de San Saïvi, il se demanda si son sourire n'était pas une marque de trouble grave. Il s'était souvenu du ksin.

Honneur de chasse
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